CHAPITRE 20
Schneider me l’avait décrite à plusieurs reprises. Wardani l’avait dessinée lors d’un moment de calme chez Roespinoedji. Un magasin d’imagerie sur Angkor Road avait généré un graphique 3D à partir du dessin de Wardani, pour le rendez-vous avec Mandrake. Plus tard, Hand avait fait établir un construct taille réelle par les machines de Mandrake, pour qu’on puisse s’y promener en virtuel.
Et rien de tout cela ne lui avait rendu justice.
Elle se dressait dans la caverne artificielle comme une vision étirée de l’école dimensionnaliste, un élément des cauchemars technomilitaires de Mhlongo ou Osupile. La structure élancée donnait l’impression d’être repliée, comme six ou sept chauves-souris vampires géantes d’une dizaine de mètres regroupées en une phalange défensive. Rien à voir avec l’ouverture passive que suggérait le mot « porte. » Dans la douce lumière qui filtrait par les fissures dans la roche au-dessus, le tout paraissait tapi, prêt à bondir.
La base était triangulaire, environ cinq mètres d’arête, bien que les bords inférieurs ressemblent moins à une forme géométrique qu’à une excroissance naturelle de la roche, comme les racines d’un arbre. J’avais déjà vu ce matériau dans l’architecture martienne, une surface dense, d’un noir nébuleux, qui évoquait au toucher le marbre ou l’onyx, et portait toujours une légère charge statique. Les technoglyphes étaient vert sombre et rubis, structurés en vagues étranges et irrégulières autour de la section inférieure, sans jamais s’élever à plus d’un mètre et demi du sol. Vers le haut de cette limite, les symboles paraissaient perdre de leur cohérence et de leur force – ils étaient moins épais, moins bien définis et même le style dans lequel on les avait gravés était plus hésitant. Comme si, d’après Sun, les technoscribes martiens avaient peur de travailler trop près de ce qu’ils avaient créé au-dessus.
Plus haut, la structure se repliait sur elle-même en s’élevant, créant une série d’angles complexes et de bords montants qui s’achevaient sur une courte spirale. Dans les longs creux entre les plis, les taches noires de l’alliage cédaient le pas à une transparence trouble où la géométrie paraissait continuer à se tordre d’une façon indéfinissable, et même douloureuse si on la regardait trop longtemps.
— Vous y croyez, à présent ? ai-je demandé à Sutjiadi à côté de moi.
Il ne m’a pas répondu tout de suite. Et quand il l’a fait, il avait dans la voix le même détachement que j’avais entendu dans celle de Sun Liping au travers du communicateur.
— Elle n’est pas tranquille, a-t-il dit calmement. On dirait. Un mouvement. Une rotation.
— Peut-être bien.
Sun nous avait rejoints, laissant le reste de l’équipe près de la Nagini. Personne n’avait paru trop tenté de passer du temps dans ou près de la caverne.
— C’est censé être un lien hyperspatial, ai-je dit en me déplaçant de côté pour éliminer l’emprise que cette géométrie étrangère paraissait avoir sur moi. Si elle entretient un certain signal jusqu’à son point de destination, alors peut-être se déplace-t-elle dans l’hyperespace, même quand elle est éteinte.
— À moins qu’elle tourne. Comme un phare.
Malaise.
Je l’ai sentie me traverser en même temps que je la voyais sur le visage de Sutjiadi. Une crispation. Déjà que nous étions coincés sur cette langue de terre sans aucun abri. Si on ajoutait que ce que nous venions chercher envoyait peut-être des signaux dans une dimension que notre espèce ne percevait pas vraiment…
— Il va nous falloir de la lumière, ici.
Le sort était rompu. Sutjiadi a cligné des paupières, fermement, et regardé les rayons de lumière qui tombaient du plafond. Ils s’estompaient de manière visible à mesure que le soir arrivait.
— On va le faire éclater, a-t-il dit.
J’ai échangé avec Sun un regard alarmé.
— Faire éclater quoi ? ai-je demandé avec prudence.
— Le rocher, a expliqué Sutjiadi avec un geste ample. La Nagini a une batterie frontale ultravib pour les assauts terrestres. Hansen devrait pouvoir nous dégager tout ça sans égratigner l’artefact.
Sun a toussé.
— Je ne pense pas que le commandant Hand approuvera cette idée, chef. Il m’a ordonné d’apporter quelques lampes Angier avant la nuit. Et maîtresse Wardani a demandé d’autres systèmes de monitoring à distance, pour qu’elle puisse travailler sur la porte depuis…
— Très bien, lieutenant, merci. (Sutjiadi a balayé la caverne du regard une dernière fois.) J’irai parler au commandant Hand.
Il est parti d’un pas calme. J’ai fait un clin d’œil à Sun.
— Ça, c’est une conversation que j’ai bien envie d’entendre.
De retour à la Nagini, Hansen, Schneider et Jiang s’occupaient de dresser le premier des préfas à installation rapide. Hand était blotti dans un coin du hayon de chargement de la navette, regardant Wardani, assise en tailleur, qui dessinait sur une tablette mémoire. Il y avait dans l’expression du cadre corpo une fascination ouverte qui le rajeunissait.
— Un problème, capitaine ? a-t-il demandé quand nous avons monté la rampe d’accès.
— Je veux que ce truc soit à l’air libre, a commencé Sutjiadi en levant le pouce par-dessus son épaule. Comme ça, nous pourrons le surveiller. Je vais demander à Hansen de raser les rochers à la vibration.
— Hors de question, a tranché Hand en reprenant son observation de l’archéologue. Nous ne pouvons pas encore risquer de tout révéler.
— Ou endommager la porte, a rappelé Wardani, cassante.
— Ou endommager la porte, a confirmé le cadre. J’ai peur que votre équipe soit obligée de travailler avec la caverne telle qu’elle est, capitaine. Je ne pense pas que cela présente le moindre risque. Les étais posés par les visiteurs précédents paraissent solides.
— J’ai vu les étais, a dit Sutjiadi. L’époxy ne remplace pas une structure permanente, mais ce n’est…
— Le sergent Hansen en a paru tout à fait satisfait, a repris Hand d’une voix urbaine mais lourde d’irritation. Mais si vous vous inquiétez, n’hésitez pas à renforcer l’arrangement actuel comme vous le jugerez bon.
— J’allais dire, reprit Sutjiadi sans se démonter, que les étais ne sont pas le problème. Je ne m’inquiète pas des risques d’éboulement. Je suis plus soucieux de ce qui se trouve dans la caverne.
Wardani a levé les yeux de son dessin.
— C’est très bien, capitaine, l’a-t-elle félicité avec bonne humeur. Vous êtes passé d’un doute poli à un souci empressé en moins de vingt-quatre heures de temps réel. Mais quel est exactement votre souci ?
Sutjiadi paraissait mal à l’aise.
— Cet artefact, a-t-il commencé… Vous dites que c’est une porte. Pouvez-vous me garantir que rien ne l’empruntera depuis l’autre côté ?
— Pas vraiment, non.
— Avez-vous la moindre idée de ce qui pourrait l’emprunter ?
— Pas vraiment, non, a répondu Wardani en souriant.
— Alors pardonnez-moi, maîtresse Wardani, mais il me paraît sensé, en termes militaires, de braquer les armes de la Nagini sur cette porte en permanence.
— Capitaine, ceci n’est pas une opération militaire, rappela Hand avec une exaspération évidente. Je pensais l’avoir bien expliqué pendant le briefing. Vous faites partie d’une entreprise commerciale, et les spécificités de notre commerce interdisent que l’artefact soit exposé à la vue aérienne, tant qu’il ne sera pas contractuellement à nous. Aux termes de la charte d’Incorporation, ce ne sera le cas que quand ce qui se trouve de l’autre côté de cette porte sera affublé d’une bouée de propriété Mandrake.
— Et si la porte décide de s’ouvrir avant que nous soyons prêts pour laisser passer quelque chose d’hostile ?
— Quelque chose d’hostile ? a fait Wardani en écartant sa tablette mémoire, apparemment amusée. Quel genre de chose ?
— Vous êtes en meilleure position que moi pour estimer cela, maîtresse Wardani, a répondu Sutjiadi avec raideur. Je m’inquiète simplement pour la sécurité de notre expédition.
Wardani a soupiré.
— Ce n’étaient pas des vampires, capitaine, a-t-elle commencé avec lassitude.
— Pardon ?
— Les Martiens. Ce n’étaient pas des vampires. Ni des démons. C’était juste une race technologiquement évoluée, avec des ailes. C’est tout. Il n’y a rien, de l’autre côté de ce truc… (un geste, le doigt tendu dans la direction générale de la porte)… que nous ne serons pas capables de construire nous-mêmes dans quelques milliers d’années. Si nous parvenons à garder nos instincts militaristes sous clé, bien sûr.
— Est-ce une insulte, maîtresse Wardani ?
— Prenez cela comme vous voulez, capitaine. Nous sommes tous en train de mourir d’empoisonnement aux radiations. À quelques dizaines de kilomètres dans cette direction, cent mille personnes ont été vaporisées hier. Par des soldats. (Sa voix commençait à monter et à trembler un peu.) Partout, sur environ soixante pour cent de la masse terrestre de cette planète, les chances d’une mort violente et prématurée sont excellentes. Face à des soldats. Partout ailleurs, les camps vous tuent par la faim ou les sévices si vous vous écartez de la ligne politique. Ce service nous étant lui aussi apporté par des soldats. Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous aider à comprendre ma vision du militarisme ?
Quand il a pris la parole, la voix de Hand était tendue, comme je ne l’avais jamais entendue. Sous la rampe, Hansen, Schneider et Jiang avaient arrêté ce qu’ils faisaient pour écouter les voix qui gagnaient en intensité.
— Maîtresse Wardani, je pense que nous nous écartons du sujet. Nous discutions sécurité.
— Vraiment ? (Wardani s’est forcée à rire, et sa voix s’est apaisée après ce bruit de crécelle.) Eh bien, capitaine… Laissez-moi vous dire que depuis les soixante-dix ans que je suis une archéologue qualifiée, je n’ai jamais trouvé la moindre preuve suggérant que les Martiens avaient quoi que ce soit de pire que ce que des hommes comme vous ont déjà déchaîné sur la surface de Sanction IV. Si l’on oublie les quelques retombées de Sauberville, vous êtes sans doute plus à l’abri ici, devant cette porte, qu’à n’importe quel autre point de l’hémisphère nord pour l’instant.
Le silence était général.
— Vous pouvez braquer les canons principaux de la Nagini sur l’entrée de la caverne, ai-je suggéré. L’effet sera le même. En fait, avec le monitoring à distance, ce sera même mieux. Si des monstres avec des crocs d’un demi-mètre sortent de là, on pourra leur effondrer la caverne sur la tête.
— Bien raisonné. (Apparemment détendu, Hand s’était déplacé pour se positionner dans l’ouverture, entre Wardani et Sutjiadi.) Cela me paraît être le meilleur compromis. Capitaine ?
Sutjiadi a lu la posture du cadre et compris le message. Il a salué et pivoté sur les talons. Quand il est passé à ma hauteur sur la rampe, il a levé les yeux. Il ne maîtrisait pas encore tout à fait son ancienne impassibilité, dans la nouvelle enveloppe maorie. Il paraissait trahi.
L’innocence se niche aux endroits les plus inattendus.
À la base de la rampe, son pied a accroché le cadavre d’une mouette, et il a trébuché. Il a envoyé voler la carcasse dans un nuage de sable bleu.
— Hansen, a-t-il craché. Jiang. Dégagez-moi ces saloperies de la plage. Je veux un rayon de deux cents mètres sans rien.
Ole Hansen a levé un sourcil surpris et salué avec ironie. Sutjiadi ne regardait pas – il était déjà reparti à grandes enjambées vers les vagues.
Il y avait un grave problème.
Hansen et Jiang ont utilisé les propulseurs des deux motos grav de l’expédition pour repousser les cadavres de mouettes dans une vague de vent noyée de plumes et de sang. Dans l’espace ainsi dégagé autour de la Nagini, le campement a rapidement pris forme, accéléré par le retour de Deprez, Vongsavath et Cruickshank. Le temps qu’il fasse nuit, cinq préfas étaient érigés sur le sable en un cercle grossier autour du vaisseau. Ils étaient de taille uniforme, couverts de caméléochrome et sans aucun signe distinctif à part le petit numéro d’illuminum au-dessus de leurs portes respectives. Chaque préfa était équipé pour loger quatre personnes, dans deux chambres à couchettes jumelles séparées par un espace central. Deux unités avaient été assemblées dans une configuration non standard, la moitié de l’espace de couchage servant de salle de réunion générale dans l’une, et de laboratoire pour Tanya Wardani dans l’autre.
C’est là que j’ai trouvé l’archéologue, toujours occupée à dessiner.
La porte du préfa était ouverte, fraîchement découpée au laser et ressoudée sur des gonds à l’époxy qui sentaient encore un peu la résine. J’ai caressé la sonnette et me suis penché à l’intérieur.
— Que voulez-vous ? a-t-elle demandé sans lever les yeux de ce qu’elle faisait.
— C’est moi.
— Je sais que c’est vous, Kovacs. Que voulez-vous ?
— Une invitation à passer le seuil.
Elle a arrêté de dessiner et a soupiré, toujours sans lever les yeux.
— Nous ne sommes plus en virtuel, Kovacs. Je…
— Je ne cherchais pas à tirer mon coup.
Elle a hésité, puis croisé mon regard sans sourciller.
— C’est aussi bien.
— Alors, je peux entrer ?
— Faites comme vous voulez.
Je me suis penché pour passer la porte et me suis dirigé vers elle, naviguant entre les feuilles de données que la bande mémoire avait débitées. Autant de variations sur un même thème : des séquences de technoglyphes annotées à la main. Sous mes yeux, elle a barré son dernier dessin.
— Ça avance ?
— Lentement, a-t-elle répondu en bâillant. Je me rappelle moins que je le pensais. Il va falloir que je refasse une partie de la config secondaire à partir de rien.
Je me suis appuyé contre un coin de la table.
— Et il y en aura pour longtemps ?
— Quelques jours, a-t-elle estimé en haussant les épaules. Et après, je teste.
— Et ça, combien de temps ?
— L’ensemble, primaires et secondaires ? Je ne sais pas. Pourquoi ? Votre moelle épinière vous gratte déjà ?
J’ai regardé par la porte ouverte les feux de Sauberville qui prêtaient une lueur rougeâtre au ciel nocturne. Sitôt après l’explosion, et si près, les éléments les plus rares seraient légion. Strontium 90, iode 131 et tous leurs amis si nombreux, comme une bande d’héritiers Harlan sous meth qui ravageraient les quais de Millsport. Avec leur veste subatomique instable comme une peau de panthère des marais, ils voudraient imposer partout leur enthousiasme ricanant, entrer partout, dans chaque cellule qu’ils pourraient foutre en l’air par leur présence tape-à-l’œil.
J’ai sourcillé malgré moi.
— Je suis curieux, voilà tout.
— Qualité admirable. Ça doit poser des problèmes, pour un soldat.
J’ai ouvert l’une des chaises pliantes du camp et me suis assis.
— Je pense que tu confonds curiosité et empathie.
— Vraiment ?
— Oui, vraiment. La curiosité est un trait de base chez les singes. Les tortionnaires en sont pleins. Ça n’en fait pas de meilleurs êtres humains pour autant.
— Vous devez savoir de quoi vous parlez.
C’était une riposte admirable. Je ne savais pas si on l’avait torturée dans le camp – dans mon explosion de colère momentanée, je ne m’en étais pas inquiété – mais elle n’a pas sourcillé.
— Pourquoi tu joues à ça, Wardani ?
— Je vous ai dit que nous n’étions plus en virtuel.
— Non.
J’ai attendu. Elle a fini par se lever et traverser le compartiment jusqu’au mur du fond, où plusieurs moniteurs affichaient les images du matériel de surveillance : la porte, sous une dizaine d’angles un peu décalés.
— Il va falloir me pardonner, Kovacs, a-t-elle dit lourdement. Aujourd’hui, j’ai vu cent mille personnes se faire tuer pour faire de la place à notre petite expédition, et je sais, je sais que ce n’est pas nous qui avons fait ça, mais ça tombe un peu trop bien pour que je ne me sente pas responsable. Si je vais me promener, je sais qu’il y a de petits morceaux d’eux qui flottent dans le vent. Et c’est sans compter les héros de la révolution que vous avez tués si efficacement ce matin, Kovacs. Je n’ai aucune formation pour ce genre de choses.
— Alors vous ne voulez pas parler des deux corps que nous avons repêchés dans les filets du chalutier.
— Il y a quelque chose à en dire ? a-t-elle demandé sans me regarder.
— Deprez et Jiang ont fini le passage avec l’autochirurgien. Toujours aucune idée de ce qui les a tués. Aucune trace de trauma dans la structure osseuse, et il n’y a pas grand-chose d’autre à examiner. (Je me suis approché d’elle et des moniteurs.) Il paraît que certains tests sont possibles, au niveau moléculaire, mais je pense qu’ils ne vont pas nous apprendre quoi que ce soit.
Là, elle m’a regardé.
— Pourquoi ?
— Parce que ce qui les a tués, quoi que ce soit, est en rapport avec ça. (J’ai tapé d’une phalange contre un écran montrant la porte en plan serré.) Et ça ne ressemble à rien de ce que l’un de nous a pu voir dans sa vie.
— Vous pensez que quelque chose est sorti de la porte à l’heure des sorcières ? a-t-elle demandé avec mépris. Que des vampires les ont tués ?
— Quelque chose les a tués, ai-je rappelé doucement. Ils ne sont pas morts de vieillesse. Leur pile a disparu.
— Ça élimine les vampires, non ? L’excision de pile est une atrocité étrangement humaine, vous ne trouvez pas ?
— Pas vraiment. N’importe quelle civilisation qui peut construire un hyperportail aurait pu être capable de digitaliser la conscience.
— Il n’y a aucune trace de cela.
— Pas même le bons sens ?
— Le bon sens ? (Le mépris était revenu dans sa voix.) Le même bon sens qui faisait dire il y a un millier d’années que, évidemment, le Soleil tournait autour de la Terre, il suffit de le regarder ? Le bon sens qui a motivé Bogdanovich à formuler sa théorie du point central ? Le bon sens est anthropocentrique, Kovacs. Il suppose que, puisque les humains sont ainsi, n’importe quelle espèce technologique intelligente aurait évolué de façon identique.
— J’ai entendu des arguments étrangement convaincants allant dans ce sens.
— Comme tout le monde, a-t-elle dit rapidement. Le bon sens pour le bon peuple, et pourquoi leur enseigner autre chose ? Et si l’éthique martienne ne permettait pas le réenveloppement, Kovacs ? Vous y avez pensé ? Et si la mort signifiait que vous vous étiez montré indigne de la vie ? Que même si on pouvait vous y ramener, vous n’aviez aucun droit de revenir ?
— Dans une culture technologiquement avancée ? Une culture qui voyage dans les étoiles ? C’est des conneries, Wardani.
— Non, c’est une théorie. Une éthique de prédateur en rapport avec la fonction. Formulée par Ferrer et Yoshilmoto, à Bradbury. Et pour le moment, il y a très peu d’arguments contraires.
— Vous y croyez, vous ?
Avec un soupir, elle est retournée s’asseoir.
— Bien sûr que non. J’essaie juste de vous démontrer qu’il y a plus à découvrir ici que dans nos pauvres petites certitudes distillées par la science humaine. Malgré des siècles d’étude, nous ne savons presque rien des Martiens. Ce que nous pensons savoir pourrait être démenti à tout instant, sans peine. Nous ignorons tout de la moitié des choses que nous déterrons. Nous les vendons quand même comme bibelots. À l’heure actuelle, il y doit y avoir quelqu’un à Latimer qui a accroché à son mur le secret d’un propulseur ultra-luminique. (Une pause.) À l’envers, si ça se trouve.
J’ai ri. La tension dans le préfa s’est tout de suite dissipée. Le visage de Wardani s’est fendu d’un sourire, malgré elle.
— Non, je suis sérieuse, a-t-elle repris. Ce n’est pas parce que j’ouvrirai cette porte que nous aurons le moindre contrôle dessus. On ne peut rien supposer. On ne peut pas penser en termes humains.
— Bon, très bien.
Je l’ai suivie jusqu’au centre de la pièce pour reprendre ma chaise. En fait, la pensée d’une pile humaine récupérée par une sorte de commando martien passé par la porte, la pensée que cette personne pourrait être chargée dans un virtuel martien et ce que cela pourrait faire à un esprit humain, me donnait la chair de poule. C’était une idée que j’aurais préféré ne jamais avoir.
— Mais là, c’est toi qui me fais penser à une histoire de vampire.
— Je te préviens, c’est tout.
— OK, je suis prévenu. Mais dis-moi. Combien d’archéologues connaissent ce site, en tout ?
— Outre ceux de mon équipe ? (Elle a réfléchi.) Nous l’avons enregistré auprès du traitement central de Landfall, mais avant de savoir ce que c’était. Nous l’avons déclaré comme un obélisque. Artefact de fonction inconnue, mais comme je l’ai dit, les AFI constituent la moitié des trouvailles.
— Tu sais que Hand affirme qu’il n’y a aucune trace d’un objet comme celui-ci dans le registre de Landfall.
— Oui, j’ai lu le rapport. Les fichiers ont dû se perdre.
— Ça tombe un peu trop bien. Et les fichiers se perdent peut-être, mais pas justement ceux de la plus grande découverte depuis Bradbury.
— Je te dis que nous l’avons enregistré comme un AFI. Un obélisque. Un énième obélisque. On avait déjà répertorié une dizaine de vestiges structurels sur cette côte, quand nous avons découvert la porte.
— Et personne n’a mis à jour ? Pas même quand vous avez su ce que c’était ?
— Non. (Elle m’a adressé un sourire en biais.) La Guilde m’a toujours tancée pour mes tendances à la Wycinski. Beaucoup des Gratteurs qui m’accompagnaient ont eu droit au même traitement, par association. Battus froid par les collègues, critiqués dans les journaux académiques. Le truc conformiste habituel. Quand nous avons compris ce que nous avions trouvé, nous nous sommes tous dit que la Guilde pourrait attendre qu’on lui fasse ravaler ses paroles avec panache.
— Et quand la guerre a éclaté, vous l’avez enterré pour la même raison ?
— Exactement. (Elle a haussé les épaules.) Ça peut paraître puéril, mais à l’époque nous étions tous en colère. Je ne sais pas si tu peux comprendre. Ce qu’on ressent quand chaque recherche qu’on fait, chaque théorie qu’on émet, est ridiculisée et traitée plus bas que terre parce qu’un jour, on a choisi le mauvais camp dans une dispute politique.
J’ai repensé cinq minutes aux audiences d’Innenin.
— Disons que je peux imaginer.
— Je pense… (Elle a hésité.) Je pense qu’il y avait autre chose. Tu sais, la nuit où nous avons ouvert la porte pour la première fois, nous sommes devenus fous. Une grande fête, beaucoup de produits chimiques, beaucoup de paroles. Tout le monde se voyait déjà avec une chaire de professeur à Latimer, et moi en érudite terrienne honoraire en hommage à mon travail. (Un sourire.) Je pense que j’ai même fait un discours d’acceptation. Je ne me rappelle plus très bien cette partie de la soirée. Dès le lendemain, c’était très flou.
Elle a soupiré, perdu son sourire.
— Le lendemain, nous avions de nouveau la tête à l’endroit. Il était temps de réfléchir à ce qui allait vraiment se passer. Nous savions que si nous enregistrions la découverte, nous perdrions le contrôle. La Guilde enverrait un maître avec toutes les affiliations politiques convenables pour diriger le projet. Et on nous renverrait chez nous avec une petite tape dans le dos. Oh, on nous aurait laissé sortir du désert académique, mais à quel prix ? On pourrait publier, mais seulement après une correction extensive, pour être sûr qu’il n’y avait pas trop de Wycinski dans le texte. Il y aurait du travail, mais pas indépendant. Des « consultations »… Bah ! Des consultations sur les projets de quelqu’un d’autre. On nous paierait bien, mais uniquement pour nous faire taire.
— C’est mieux que de ne pas être payé du tout.
Une grimace.
— Si je voulais travailler comme deuxième pelle pour un politicard au visage tout lisse, avec la moitié de mon expérience et de mes qualifications, je serais allée dans les plaines comme tout le monde. Si je me trouvais ici, c’est que je voulais un site bien à moi. Je voulais une chance de prouver que ce en quoi je croyais était vrai.
— Les autres avaient une motivation aussi forte que toi ?
— À la fin, oui. Au début, ils m’ont suivie parce qu’ils avaient besoin de travailler, et qu’à l’époque personne d’autre ne prenait de Gratteurs. Mais quelques années à vivre dans le mépris, ça change son homme. Et ils étaient jeunes, pour la plupart. Ça donne de l’énergie à la colère.
J’ai hoché la tête.
— Est-ce que ça pourrait être eux, dans les filets ?
— Sans doute, a-t-elle confirmé en détournant le regard.
— Combien étaient-ils dans l’équipe ? Des gens qui auraient pu revenir et ouvrir la porte ?
— Je ne sais pas. Il devait y en avoir cinq ou six avec une qualification de la Guilde, dont deux ou trois qui auraient sans doute pu faire ça. Aribowo. Weng, peut-être. Techakiengkrai. Ils étaient tous bons. Mais seuls ? À travailler à rebours d’après nos notes prises ensemble ? (Elle a secoué la tête.) Je ne sais pas, Kovacs. C’était… une autre époque. Une équipe. Je n’ai aucune idée de la façon dont ces gens se comporteraient dans des circonstances différentes. Kovacs, je ne sais même pas si moi, je vais assurer.
Souvenir d’elle sous la chute d’eau. Injuste, hors sujet. Il s’est replié dans mon estomac. J’ai cherché à tâtons le fil de ma pensée.
— Eh bien, ils ont des fichiers ADN dans les archives de la Guilde à Landfall.
— Oui.
— Et nous pourrons faire un test ADN avec les os…
— Oui, je sais…
— Mais il va être difficile d’accéder aux données de Landfall depuis ici. Et pour être honnête, je ne vois pas à quoi ça servirait. Peu importe qui ils sont. Je veux juste savoir comment ils se sont retrouvés dans le filet.
Elle a frissonné.
— Si c’est bien eux… Je ne veux pas savoir de qui il s’agit, Kovacs. Je peux m’en passer.
J’ai pensé tendre la main vers elle, briser le petit espace entre nos deux chaises, mais, assise là, elle paraissait soudain aussi maigre et repliée que ce que nous venions ouvrir. Je ne voyais aucun point sur son corps où mon contact ne serait pas violent, intrusif, ouvertement sexuel ou juste ridicule.
Le moment est passé. Est mort.
— Je vais dormir, ai-je dit en me levant. Tu devrais sans doute faire pareil. Sutjiadi va vouloir commencer à l’aube.
Elle a vaguement hoché la tête. Son attention s’était détournée de moi. Elle devait contempler son propre passé, de face, brutal.
Je l’ai laissée seule au milieu de l’océan de croquis déchirés.